Underground Pub

Par Jacques, le 4 avril 2023

Il était assis là depuis un bon moment déjà. Quelques minutes, quelques heures peut-être. Dans ce pub sans âge. Sur ce fauteuil pas vraiment confortable, installé dans un coin là, au fond à gauche. En face de lui, le zinc et ses pompes à bières fraîches, à défaut d’être savoureuses. Le papier peint jauni qui s’effrite ici, les photos collées au mur qui tombent là. Les toilettes plus nettoyées depuis combien, personne ne saurait le dire. La vaisselle jamais trop sale, jamais trop propre non plus. Une ambiance miteuse dans un écrin qui fut certainement cosy au début du siècle dernier. Jamais plus d’une dizaine de clients en même temps, la plupart des récurrents. Les ampoules envoient une lumière tamisée, comme fatiguées de fonctionner à pleine puissance. Loin du tumulte du monde, l’Underground Pub vivait à son rythme.

Des mois, des années qu’il venait dans ce rade. Coiffé de son feutre, enveloppé dans son grand imperméable marron, mal rasé, le regard hagard, plongé dans les vapeurs d’alcool plus que dans ses pensées. Il se dégageait sur son passage comme une odeur de vieux grimoire mâtinée de tabac froid. On avait du mal à penser qu’il n’avait même pas quarante ans. Il avait élu domicile à l’Underground Pub du temps de sa gloire passée. Les premiers mois, il se plaisait à se mêler incognito aux habitués, un mélange entre des ouvriers du quartiers proches de la retraite, d’étudiants fauchés et d’originaux. Bientôt, il sentirait monter en lui le dépit et la frustration de n’être qu’un anonyme de plus parmi eux, rejoignant bien malgré lui leur cohorte invisible. Depuis son poste d’observation et en dépit de son air de ne pas y paraître, il jetait un regard dédaigneux vers ce peuple qui l’avait autrefois adulé et qui aujourd’hui rechignait à lui jeter un regard.

Il se remémorait avec mélancolie de ce temps où le monde était à portée de main. Cette époque qui l’avait vue éclore, grandir, devenir légende. Époque heureuse où il n’avait pas encore troqué sa guitare et son piano au profit d’un double whisky et d’une clope. On l’avait pourtant bien prévenu : « tu n’es pas éternel, et ta musique non plus ». Il ne voulait pas entendre, ne voulait pas comprendre ; Et comment l’aurait-il pu ? Entouré de chiffres vertigineux et de courtisans, il était chaque jour un peu plus prisonnier. Lorsque son manager lui annonça que les premières émissions de télé privilégiaient désormais la « jeune génération », qu’il dut réapprendre à donner des concerts dans des salles de moindre envergure, que ses nouveaux singles ne passaient plus à la radio, il vit ses premiers amis quitter le navire.
C’est le moment à partir duquel il commençât à fréquenter de plus en plus assidûment l’Underground Pub. Idéalement situé au pied de son appartement, il n’avait que peu d’efforts à fournir pour retrouver son vieux fauteuil et son fond de verre. Le jour et la nuit avaient fini par se confondre, l’alcool et les médicaments aggravant une sévère dépression non diagnostiquée. Plusieurs années durant, il broya du noir et perdit prise avec le réel. Seul et abandonné de tous, il n’avait plus que ce lieu comme compagnon de route.

Il se crut à nouveau victime des mauvais tours de son cerveau lorsque les premières notes d’une mélodie familière résonnèrent dans ses tympans. Il se frappa d’abord la tête avec son poing avec un regain furtif de force. Mais les notes poursuivaient leur chemin. Il leva ses yeux hagards vers le zinc. Pas plus de trois badauds étaient accoudés. Juste derrière eux, un homme d’une jeunesse insolente se dandinait lascivement verre à la main au milieu du café, devant le jukebox. En le voyant ainsi possédé, il resta bouche-bée. Lui-même n’avait plus entendu cette chanson depuis qu’il l’avait jouée dans une salle confidentielle, il y a de cela une éternité. Une larme coula sur sa joue. Les yeux mi-clos, il savourait chaque note. Les mouvements du danseur lui procuraient le meilleur médicament possible. Il avait oublié l’effet que la musique a sur les gens qu’elle touche.

Après 4 minutes 37 où tout était suspendu, le retour au réel le percuta de plein fouet. Il se leva soudainement, laissant un billet sur sa table, puis se dirigea sans un mot vers la porte. Sans même un regard pour le danseur ou le tenancier, il quitta l’Underground Pub et remonta chez lui pour attraper une guitare, se délier les doigts et revenir à ses premières amours.

Au menu aujourd’hui, une playlist avec un doux parfum de mélancolie, concoctée par des rockers qui malgré leurs grands airs restent des types au cœur tendre.

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