9 ans après Fury Road, George Miller revient pour une 5ème fois dans l’univers du Wasteland, qu’il a imaginé en 1978 avec le premier Mad Max. Une étendue de bitume, de désert, de routes, gouvernée par des gangs rivaux et où la seule loi est celle de la violence.
Pour la première fois, un film de la « saga Mad Max », qui sous-titre justement ce nouvel opus, se concentre sur un autre personnage que Max Rockatansky, mais aussi entretient un lien direct avec l’opus précédent. Furiosa nous propose de revenir sur la jeunesse de l’Imperator Furiosa, interprétée par Charlize Theron dans le film de 2015, et de suivre son parcours d’initiation et de vengeance sur une vingtaine d’années. Une vraie épopée rugissante qui transforme un personnage en mythe et un simple prequel en légende.
Démarrez vos moteurs, on part pour une petite analyse en 3 parties de l’univers Mad Max et celui de son réalisateur, jusqu’au film en lui-même, pour finir sur une dernière partie qui spoile pour commencer à déchiffrer quelques symboles présents dans ce McFestin des Dieux.
Une saga Mad Max, le génie derrière tout ce chaos
Un guerrier de la route, du cuir, des pingouins, un couple qui se bat pour son enfant malade, des sorcières lubriques, un djinn en robe de chambre, un cochon dans la ville et un chien à roulettes… L’univers de George Miller est passionnant et vaste. Médecin de profession, mais depuis toujours intéressé par le cinéma et par les histoires, sa carrière débute avec un succès surprise, un pur film de « ozploitation » (nom donné aux séries B et Z australiennes) réalisé pour un peu moins d’un demi-million de dollars et qui a explosé bien au-delà de son marché initiale. Mad Max, en 1978 propulse sur le devant de la scène son réalisateur, son univers, mais aussi sa star, Mel Gibson.
Après la sortie du film, Miller se rend compte qu’une de raisons du succès de Mad Max (outre son univers d’un monde sur la brèche, ses scènes hallucinantes de cascades et le magnétisme de son comédien) découle de l’adaptation du personnage de Max Rockatansky à tout un ensemble de cultures. Vu comme un héros de western aux US, un samouraï au Japon, ou encore un chevalier en Europe. Son héros est universel, et son monde ravagé est un canevas pour les imaginaires du monde entier.
Parallèlement à ça, il découvre les écrits de Joseph Campbell, et particulièrement son ouvrage « Le Héros aux Mille et Un Visages », dont le concept de monomythe, une structure commune à tous les récits mythologiques du monde a déjà servi pour un tout petit film sorti en 1977, une histoire de guerre dans les étoiles.
Mad Max devient une série protéiforme. Les films partagent un univers commun, des références visuelles, mais leur le ton évolue radicalement. Max devient une page blanche sur laquelle les histoires des personnages qu’il croisent s’impriment. Et à l’image de Furiosa, et dans nombre de ses autres films, les rappels sont nombreux et signifiants, comme la tradition orale, voix off qui lance les récits (comme Babe ou Happy Feet d’ailleurs), et les inscrit dans quelque chose de plus grand, dans une Histoire fantasmée par une humanité qui disparait.
Miller travaille à la manière d’un peintre dont les motifs fétiches, quelle que soit leur taille et leur importance dans le récit, se retrouvent dans l’ensemble de son œuvre. Petite liste à la Prévert : des cochons, des pelleteuses, un duo composé d’un grand musclé et d’un nain, les élastiques, les comédiens qui reviennent dans des rôles similaires, les étoiles et les plans qui placent l’action dans le cosmos… Plus largement on pourrait également mentionner l’humanisme qui déborde de ses récits, la lutte contre les structures établies et les ordres moraux et dogmatiques, voire la quête de transformation qui motive ses héros. Ou la question de ce qu’est un héros. De ce qu’est un conte. De comment les histoires sont le salut de l’Humain.
A ce titre-là, une des séquences les plus fortes de la saga Mad Max, cascades exclues, serait l’arrivée de Max dans la communauté des Enfants Perdus du 3ème opus, qui lui présentent leur « mythe fondateur » construit de toutes pièces avec pour base des objets et des mots récupérés dans les débris de la carcasse d’un avion auprès duquel leur campement est établi. Le bâton de parole prend la forme d’un écran de cinéma, servant à délimiter le cadre de l’histoire, et à faire d’un quotidien révolu et d’objets sortis de leur contexte le socle d’une mythologie, d’une religion.
« Dans ce maelström de pourriture, le commun des mortels était brisé, écrasé. Des hommes comme Max, Max le guerrier. Dans le rugissement d’un moteur, il avait tout perdu... Et il devint un homme vidé, consumé, ravagé, un homme hanté par les démons de son passé, un homme qui errait sans but par les terres désolées. Ce fut ici, dans ce lieu maudit, qu’il réapprit à vivre… »
Ouverture de Mad Max 2 - Le Défi.
Sous ses lunettes teintées, Miller est un anthropologue, un punk, un humaniste, un shaman, un entertainer… un tisseur de rêves occultes qui nous projette violemment dans des univers créés de toutes pièces, et qui prend un malin plaisir à nous perdre en dispersant des clés de lectures un peu partout. Un « cinéaste pour cinéastes » (en témoignent les réactions hallucinées de tous les réalisateurs à la sortie de Fury Road, Tarantino, Bong Joon-Ho, Soderbergh, Edgar Wright…) qui continue à 79 ans à s’attaquer à de nouveaux défis, et à étendre son corpus d’obsessions. Ici, Furiosa tient presque plus d’une continuation des réflexions de 3000 ans à t’attendre qu’à un Fury Road 2. Ce qui peut expliquer le recours à des effets visuels très visibles, auxquels le cinéma occidental ne nous a pas habitué, mais qui dérange moins quand on a suivi les dernières folies chinoises ou indiennes de ces dernières années.
En gros, quand un mec comme ça s’attaque à un prequel, genre commercial par définition, ça ne peut pas être simplement pour surfer sur la vague d’un succès.
Petit conseil : Découvrez Lorenzo’s Oil, un de ses films les moins connus, qui sous ses atours de gros drame médical à Oscars inspiré d’une histoire vraie devient sous l’oeil de Miller une déflagration de cinéma. Tour à tour un film de guerre, un film d’horreur, un drame médical, un thriller… c’est le genre de film qui passionne, qui lessivé son spectateur, dans un torrent de larmes de joie et d’émotion. Un chef d’œuvre méconnu du roi des chefs d’œuvres méconnus.
Furiosa, furieuse Fantasy bruyante
Venons-en maintenant à l’actualité, avec la sortie très attendue de Furiosa - A Mad Max Saga. Et commençons déjà par les choses qui fâchent, Furiosa est un film imparfait. Que ce soit à cause des attentes trop hautes qui découlent de la parenté directe avec Fury Road, ou par des qualités intrinsèques au film, je suis sorti de ma première vision un peu déçu tout en sachant que j’avais vu un truc extraordinaire. Un chef d’œuvre imparfait, est-ce que ce n’est pas ce qui le rend absolument passionnant ?
On va donc évacuer les quelques écueils que j’ai pu avoir, la plupart ayant par ailleurs disparu à la deuxième vision. Et pour cause, la principale difficulté que j’ai eu en découvrant le film, elle venait purement et simplement de moi, et de mon rapport à son prédécesseur. Miller ne refait pas la même chose deux fois. Jamais. Et même si je ne voulais pas revoir un Fury Road, je m’attendais à un choc similaire dans son évidence. En gros devant Fury Road, impossible de ne pas crier au chef d’œuvre au bout de 2 minutes. Ici, le récit prend plus de temps, déstabilise par sa première partie qui met Furiosa très en retrait…
Et l’ensemble n’est pas aidé par certains plans d’effets spéciaux un peu questionnables surtout sur le début. Bref, après avoir englouti du Miller pour me préparer, j’ai eu du mal à me laisser emporter. La première fois en tout cas.
Parce que à la deuxième vision, (presque) plus de doute : c’est un film hallucinant de bout en bout.
Déjà sur les effets spéciaux : reprenons l’argument évoqué plus haut, c’est difficile d’être complètement choqué quand on regarde (et on adore) ce que fait le cinéma indien ou chinois (les Détective Dee ou RRR par exemple). Dans cette philosophie l’idée prime sur la réalisation, et ici on est pleinement là-dedans. L’univers « réaliste » de Fury Road devient beaucoup plus cartoon, avec une esthétique qui se rapproche d’un comic book de Fantasy sorti d’un esprit dément.
Et quand il veut invisibiliser ses effets, il le fait sans effort, comme par exemple avec cette fusion des visages de Alyla Browne (qui joue Furiosa enfant) et Anya Taylor Joy, le visage de la seconde se superposant sur celui de la première grâce à l’IA. Le tout sans qu’on s’en rende compte, et il a sans doute utilisé le même procédé à la fin du film pour fusionner Taylor Joy et Charlize Theron.
Promise me you will find your way home.
Pour en faire une description générale, Furiosa est une proposition radicalement différente des autres films de la série (un ensemble qui tient de toute façon plus à Miller qu’au personnage ou à l’univers). C’est du Conan monté sur un V8, une saga épique qui rugit pendant 2h30, et qui se paye en plus le luxe de réfléchir sur tout un tas de notions clés de l’humanité. Une odyssée qui transforme un personnage culte en véritable légende, et si le film est loin d’être un succès aujourd’hui, il restera dans les mémoires pendant bien longtemps.
Le film s’ouvre littéralement sur le péché originel, avec cette gamine qui cueille un fruit défendu et fait arracher du Paradis, et navigue entre le pur plaisir cinétique et cinématographie et l’analyse profonde de ses concepts narratif et mythologiques. Au gré des obstacles qui se dresseront devant Furiosa, on va croiser un empereur romain décadent, un antre de sorcière, un vampire qui se nourrit de son sang, un vieux mage détenteur de mémoire, des guerriers suicidaires, des pieuvres volantes… et des camions qui remplacent les armures (et les épées). Une recherche de Terre Promise survoltée qui convoque autant l’Ancien Testament que le jeu vidéo, en passant par Métal Hurlant et l’historiographie.
Miller trouve un point d’équilibre assez complexe en changeant la dynamique du récit par rapport à Fury Road. Ici les plans sont plus longs, plus lents, les cadres plus larges… Les personnages parlent plus. La narration s’adapte à l’odyssée qu’il souhaite raconter, et même dans les scènes similaires avec l’opus précédent, il innove. Par exemple, la scène centrale de l’attaque d’un camion par un gang de motards volants réussit à ne JAMAIS ressembler à une resucée de Fury Road, et presque à faire mieux que l’exploit qu’il avait déjà réalisé en 2015.
Avant de partir dans la partie spoilers, quelques mots de Dementus, le méchant incarné par Chris Hemsworth (de façon hyper convaincante, mais on savait que c’était un bon acteur qui faisait de mauvais choix). A peu de chose près, c’est un peu lui le personnage qui vole le film. Cabotin, version dégénérée d’un Max Rockatansky qui aurait vrillé après la perte de sa famille, il incarne une figure démesurée de politique actuel. Sorte de Trump du Wasteland, il essentialise toute une frange du populisme qui prend le pouvoir, sans vision ni idée directrice, et qui cherche juste une accumulation de richesses vide de sens, fuite en avant avide et désespérée. Un méchant qui va même se « re-brander » au fur et à mesure que le film avance, passant de Dementus le Rouge, à Dementus le Noir, ou Le Grand Dementus, chaque échec ou événement est instrumentalisé et fait partie de son récit personnel. Actuel on vous dit.
Furiosa est un préquel qui existe à la fois comme œuvre totale et particulière, tout en enrichissant les évènements de Fury Road, sans tomber dans le piège de la sur-explication de détails (la scène de la perte du bras de Furiosa, amenée de façon originale et inattendue). L’ensemble forme une épopée exceptionnelle, qui va continuer à marquer les rétines et les fantasmes de tous ceux qui se plongeront dedans.
Le 5ème cavalier de l’Apocalypse, décrypter le chaos.
Attention à partir d’ici ça va spoiler ! Parce que le film aborde tellement de choses, et avec des idées visuelles ou narratives passionnantes, j’avais envie de quand même en effleurer quelques-unes ici. La plupart des points qui suivent sont d’ailleurs des amorces, des bribes d’idées, qui serviront d’ancrages lors de mes prochaines visions.
Déjà, commençons par le plus évident, et un parallèle qui n’était pas conscient au moment où j’ai écrit la première partie de ce « dossier » : la fin de Furiosa, la confrontation finale entre Dementus et elle, dans un désert parfaitement abstrait, évoque de façon absolument évidente Sergio Leone. Et plus particulièrement, j’ai pensé à cette fameuse scène entre Tuco et Clint dans le désert, où notre Bon se retrouve à la merci du Truand. Miller se nourrit de cette esthétique pour proposer une sorte d’anti-climax à son récit, nous y ayant préparé en évacuant la fameuse « Guerre de 40 jours de la Désolation » qui oppose Immortan Joe à Dementus. Au lieu de filmer cette scène qu’on peut s’imaginer dantesque, il préfère redonner la parole au History Man, qui narre cette dernière et fait basculer la dernière partie du film dans un territoire complètement onirique, une étendue vide, dans laquelle la Vérité n’a plus vraiment de sens. Ce chapitre, « Beyond Vengeance » encapsule la nature profonde du projet, qui était de créer une épopée qui questionne la place du narrateur, du personnage principal et du mythe en tant que tel.
Do you have it in you to make it epic ? nargue Dementus. Une question qui résonne dans tout un tas de directions, pour Furiosa, pour Miller, pour nous…
Des pistes, le film en est truffé, de la présence de la verdure, vue au début, puis transportée par Furiosa sous la forme d’une graine, à l’éclosion de cet arbre qui symbolise la première ellipse en poussant autour de sa perruque, puis cet arbre final qui évoque un détournement de ce que la graine symbolisait. D’un signe absolu de vie et d’espoir, la jeune Furiosa ivre de vengeance fait une illustration de la mort et de la souffrance… De quoi se demander quel visage prendra la Citadelle qu’elle est appelée à diriger à la fin de Fury Road.
Le film oppose tout au long de son récit 3 vision de la Désolation, du Wasteland. On a parlé de Dementus, et de son chaos populiste qui vit pour les pillages, horde de Max en puissance qui ne voit l’ordre que dans la violence et l’accumulation. Ce chaos s’oppose à Immortan Joe et ses hordes de fanatiques, sorte de léthargie capitaliste qui réinstaure le commerce entre les citadelles et la division des populations comme socle d’un pouvoir politique et théologique. Et entre ces deux hommes, nait Furiosa. Furiosa et ses graines d’utopie vengeresses, élevée avec le surnom « Little D » donné par Dementus, qui finira par lui dire qu’ils sont finalement semblables, comme si en se nourrissant de son sang il avait réussi à la corrompre. L’arbre de la fin du film synthétise sa vision du monde, marqueur à la fois d’un retour au Paradis perdu duquel elle a été arrachée, mais aussi symbole de la corruption de l’univers qui fait de la Mort et de la souffrance le terreau de cette rédemption à venir. Et la plainte de Furiosa, qui supplie Dementus de lui rendre son enfance et sa mère prend un autre sens.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que la fin est elle aussi narrée par le History Man, après avoir évoqué d’autres « histoires » qui circulent sur la vengeance de l’Imperator. Encore une fois, la fiction, le fait de raconter une histoire, devient un moteur narratif, et une piste d’analyse.
On pourrait discourir longtemps sur Furiosa - A Mad Max Saga, de son rapport à la couleur, et surtout aux couleurs arborées par Dementus et Furiosa, qui s’habillent de façon similaire à différents moments du film, du rôle de Pretorian Jack, mentor qui préfigure la relation qu’elle aura avec Max, et qui éclaire d’une lumière différente sa rencontre avec ce dernier dans Fury Road… Ou encore le parallèle entre elle et Max, qui commencent leurs films respectifs en étant muselés.
Mais c’est ça qui est fascinant avec le cinéma de Miller. Chaque oeuvre participe à une réflexion générale. Mad Max n’est pas une franchise qui se repose sur son univers, ni même son personnage principal. Le lien entre chaque opus, le liant entre leurs substances, c’est le cinéaste. Et ô bonheur, pour continuer à déchiffrer les mystères et apprécier pleinement le spectacle qu’il nous offre, il va falloir se replonger dans sa filmographie. Et retourner voir Furiosa au cinéma.